06 août 2010
Je n’irai pas à Yellowstone
L’inertie américaine (2/3) : la société.
Il y a quelques semaines, j’ai traversé en voiture les montagnes Rocheuses. J’étais aux Etats-Unis pour une série de reportages qui doivent nourrir un bouquin sur lequel je planche. J’ai toujours voulu aller à Yellowstone, l’un des plus célèbres parcs naturels d’Amérique du Nord, à la frontière du Montana, du Wyoming et de l’Idaho, un coin perdu de hauts volcans, de geysers et de larges vallées recouvertes de sapins et d’épicéas où les bêtes sauvages abondaient, libres, loin des villes et des highways.
J’ai beaucoup rêvé de l’Amérique, ça oui ! Mon esprit a souvent voyagé là-haut, dans les Rocheuses, et partagé le bivouac des Indiens sous les branches, affronté les rapides sur les traces de Lewis et Clark, ou chasser le grizzly avec Teddy Roosevelt. Et j’étais sûr que j’irai un jour voir à quoi ressemble Yellowstone, dont le nom évoquait si fort en moi la vigueur du monde ancien, sa beauté incoercible.
Tout est mort à Yellowstone, ou presque, et je n’irai pas là-bas.
A quelques miles de la source du Colorado, juillet 2010 [M.A]
Au cours des quinze dernières années, tout le long de la chaîne des montagnes Rocheuses, un petit coléoptère qui se nourrit d’écorce a ravagé les forêts froides de haute altitude sur des millions et des millions d’hectares. La hausse des températures constatée été comme hiver permet à cet insecte de se reproduire deux fois plus vite qu’avant. Sa population ne cesse de s’accroître. Du cercle polaire au Mexique, les conséquences ont pris ces dernières années des dimensions affreuses.
Il y a huit ans en Alaska, j’avais déjà eu le coeur serré par ce spectacle de forêts pétrifiées, vides, silencieuses ! A leurs lisières, nous avions filmé des hommes tentant de raser au plus vite les arbres morts, avant que la sécheresse ne déclenche les incendies de cataclysme que l’Amérique du Nord affronte désormais chaque été. Je tournais alors le 1er documentaire français montrant des conséquences humaines du réchauffement climatique. Ces images morbides m’ont beaucoup hanté, et inspiré aussi.
Et cette année, sans l’avoir cherché vraiment, je me suis retrouvé à nouveau au milieu des arbres morts. Alors j’ai bifurqué, j’ai traversé les Rocheuses au plus court, je me suis enfui vers le désert du Nevada ; j’ai renoncé à Yellowstone, incapable d’encaisser, même pour un reportage, la projection concrète de notre impuissance pendant des jours entiers de route.
Carl Jung, l’un des pères de la psychologie, a remarqué il y a longtemps que « les gens ne peuvent pas faire face à trop de réalité ». L’ironie de cette phrase m’a exaspéré pendant de longues heures, alors que je cherchais une sortie à la forêt morte. Seul au volant, j’avais la sensation mégalo et tragique de me prendre dans la poire le diagnostic du bon vieux Carl au nom de toute l’humanité.
Me trouver presque par hasard au milieu de centaines de millions de sapins morts, encore, six mois après la pantalonnade du sommet de Copenhague sur le climat…
Pourquoi cet aveuglement ? Comment se peut-il que l’état d’urgence climatique n’ait pas été déclaré par Washington, alors que la forêt enracinée sur l’épine dorsale des Etats-Unis est en train de crever ? Invraisemblable !
[Un rapport publié en juillet par le United States Forest Service et le Natural ressources Defense Council montre que plus de la moitié des sapins à écorce blanche des Rocheuses sont morts, et qu’un quart vont mourir bientôt. C’est ce que rapportait fin juillet un tout petit éditorial en bas de page du New York Times. 80 % des forêts de Colombie Britannique pourraient être détruites d’ici à 2013, prévoit Natural Ressources Canada.]
Tout près des sources du Colorado, j’ai posé la question ci-dessus à un vieux bonhomme barbu assis dans son pick-up. Il était là, arrêté le long d’une route déserte, le regard perdu face à la montagne décharnée, une casquette Stars & Stripes délavée vissée sur le crâne. Avec l’accent épais des gens du grand West, il a répondu mollement : « Ils font des voitures qui avalent (sic) moins d’essence maintenant, et puis ils font un peu de solaire ici et là. » Il n’avait pas l’air trop convaincu. Nous avons regardé la forêt en silence. Et puis il a ajouté, presque pour lui-même : « C’est devenu vraiment très mauvais ces dernières années. Y’a plus qu’à prier pour que tout brûle et que quelque chose repousse. »
Sur la route, j’ai fini par apercevoir de petites grappes de jeunes épicéas au vert bienveillant en train de pousser blottis aux pieds de leurs parents. C’est idiot, mais j’ai pensé au destin des bisons et des Indiens.
Plus tard, j’ai lu la phrase suivante dans le journal du parc naturel des Rocheuses : « Le problème des insectes mangeurs d’écorce (est) là pour nous rappeler la capacité de la nature à changer au-delà du contrôle des hommes »… Le contrôle des hommes… Le sophisme puait le marketing touristique, et je l’ai fait remarqué à un ranger, un officier chargé de la protection de la nature. L’homme m’a expliqué qu’au milieu des années 2000, il avait bien existé un programme d’information et des randonnées pédagogiques sur le réchauffement climatique. « Mais y’avait pas grand monde qui voulait y participer, à cause des implications. Y’a beaucoup de controverses là-dessus, vous comprenez, alors ils ont arrêté. »
Ce qu’« ils » n’arrêteront pas, dirait-on, c’est de forer à la recherche de nouvelles sources d’hydrocarbure, ce sang de l’American Way of Life dont la société technique semble devoir d’ici peu manquer (dirait-on). Partout dans les Rocheuses, depuis deux ou trois ans, des systèmes d’extraction d’un nouveau type poussent comme des champignons. Ils servent à ‘valoriser‘ les shale gas, c’est-à-dire le grisou, ce gaz meurtrier pour les mineurs dont le rendement énergétique été jugé jusqu’ici trop médiocre, mais que les firmes énergétiques ont entrepris de transformer en gaz naturel, faute de mieux. Il s’agit sans doute de l’une des ultimes ruées vers les énergies fossiles sur le territoire américain, un siècle et demi après les premières.
La forêt se meurt, et autour d’elle, l’avidité et la nécessité produisent plus de poison encore.
http://petrole.blog.lemonde.fr/2010/08/ ... llowstone/
Shishmaref - Pour deux degrés de plus
Reportages de 27' réalisé en 2002 par Matthieu Auzanneau , Christophe Kilian
Dans le Grand Nord américain, là où les températures ont augmenté de 2 degrés en cinquante ans, nous avons rencontré les premières victimes du changement climatique.
Shishmaref est une très ancienne communauté de pêcheurs eskimos du Nord de l'Alaska. Nous y suivons Tony Weyiouanna: son village l'a chargé de répertorier les dégâts causés par l'élévation progressive du niveau de l'océan arctique. Voilà 30 ans que le village tente de résister à la montée des eaux, en disposant des sacs de sable sur la plage. Défense dérisoire: depuis 1997, trois maisons ont été emportées par les flots et quinze autres ont été déplacées.
Un jeune chasseur, Jay-Jay, constate que la banquise tarde de plus en plus à se former. Après s'être adaptés au mode de vie occidental, lui et sa famille redoutent maintenant de devoir quitter leur île à cause de l'effet de serre. Lors d'un vote le 19 juillet dernier, Shishmaref décide de se mettre en quête de l'argent nécessaire pour transporter le village tout entier sur la terre ferme. Mais l'administration américaine fait la sourde oreille: le réchauffement frappe l'Alaska à une échelle qui dépasse de loin le seul village de Shishmaref...
http://www.10francs.fr/pages/filminfo.php?ref=4111